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"N'ayez d'intolérance que pour l'intolérance" (Hippolyte Taine)

Lucidité aigüe

René Char disait que la lucidité est la blessure la plus proche du soleil. Je ne connais pas bien ce poète, mais cette phrase qu'on m'a rapporté de lui m'a toujours parlé. En effet la lucidité a une acuité blessante, coupante même. Cette lucidité fait qu'on ne voit que trop bien les sentiments d'autres à notre égard.
Cette lucidité aigüe fait qu'on ne se fait guère d'illusion sur l'avenir, sur ses projets, même s'il n'est pas "socialement correct" de dire qu'on n'a pas ou plus de projets. Les autres ne pardonnent pas ce genre de lucidité, surtout quand à l'appui de nos dires, on apporte des preuves de l'impossibilité de ces projets. Les autres, dans leurs petites certitudes un peu vacillantes (le bonheur familial, l'accession à la propriété, la belle voiture, les enfants mêmes...) dont ils se sont entourées comme d'un cocon rassurant, n'aiment pas qu'on leur montre justement la fragilité de ces certitudes et ils ne comprennent donc pas qu'on n'aie pas de voiture, pas de projet immobilier (de toutes manières, il faut maintenant deux salaires confortables pour espérer accéder à la propriété sans être exilé à 3 heures de voiture (sans transports en commun fiables) de la ville où on travaille...) pas envie d'enfant et même pas envie de vie de couple tout court...
Cette lucidité aigüe se révèle alors blessante, pour soi d'abord, et aussi pour les autres. Alors un peu pour avoir la paix et aussi par égard pour eux, on la garde pour soi...
Je suis pourtant de ces âmes tendres dont la ténacité résiste à tout, même à la certitude de n'être pas aimé, disait la compagne (maîtresse) de Voltaire. Elle avait cette lucidité qui fait que, sans illusion sur le monde où l'on vit, et sans illusion non plus sur le genre humain et l'environnement social où l'on (sur)vit, on essaie de se divertir dans l'étude, dans une passion dévorante, parfois même dans une relation amoureuse dont on ne sait que trop bien la fragilité, mais qu'on espère tout de même, que parfois même on parvient à vivre tant bien que mal, parfois plus bien que mal, parfois plus mal que bien...
Jusqu'au jour où la camarde, qui ne nous a jamais pardonné d'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez, vient nous dire: "C'est à vous!", et lucide, on lui dit: "Ah! c'est maintenant! Bon allons-y alors!"...